CHAPITRE XI

AZEL

Pourquoi scrutes-tu les mouvements des étoiles dans la nuit de l’Aswara ? Pourquoi ne baisses-tu pas les yeux sur ce monde, sur ceux qui t’entourent, sur moi ? Dis-moi quel est ce gouffre qui me sépare de toi, Seke, fils de griot, et je le franchirai, je volerai vers toi, poussée par la force infinie de l’amour.

J’attends le passage de celui qui m’a donné le jour. Le dragon chaldrien m’a enlevé mon père avant ma naissance, mais Löte, ma mère bien-aimée, m’a promis qu’il reviendrait un jour, qu’il affronterait l’espace et le temps pour étreindre son fils.

Que savons-nous des lois chaldriennes ? Ne comprends-tu pas que tu poursuis une chimère ? Ne vois-tu pas la vie frémir autour de toi, dans cet espace, dans ce temps ? Ne sens-tu que mes mains, mes bras, mes lèvres et mon ventre se languissent de toi ?

Je suis l’héritier d’un griot, d’un voyageur céleste, j’entends en moi l’appel de l’espace, les chants des cycles infinis. Je voguerai un jour sur les ailes du dragon chaldrien.

Vaste est le cœur, aussi vaste que l’univers. Il n’est nul besoin pour l’explorer du dragon qui faillit exterminer notre peuple. M’accompagneras-tu dans cet autre voyage ?

Si mon père ne m’est pas apparu au bout de cent jours et cent nuits, Hekke, fille d’Ern, alors je te suivrai, je plongerai avec toi dans les profondeurs du Fraternel et les abysses du cœur.

Je t’attendrai parmi les compagnons du Lien. Au bout de cent jours et de cent nuits, je ferai de toi le plus accompli des hommes,

Seke, je déverserai sur toi une tendresse qui refermera les blessures de ton cœur, je comblerai l’absence de ton père et la disparition de ta mère, je t’aiderai à vaincre la tentation du dragon aux plumes de sang.

Les Dits de Seke, fils de griot,

théâtre cathartique du Grand Aswara,

Frater 2, ou Petit Frère.

SEKE aurait pu se lever malgré la nausée tenace, le vertige et les douleurs lancinantes accompagnant sa renaissance.

Il lui manquait le courage et l’envie. Le temps, filant à une vitesse sidérante sur les flots de la Chaldria, avait englouti Löte. Elle n’était plus qu’un souvenir, un songe. Jamais plus il ne la serrerait dans ses bras, jamais plus il ne se frotterait à sa peau, jamais plus il ne s’abreuverait à sa bouche.

Pourquoi la Chaldria ne le laissait-elle pas décider de son destin ? A quoi bon posséder un cerveau et un cœur si elle lui déniait la possibilité de s’en servir ?

Marmat était venu chercher Seke dans le désert du Mitwan et l’avait choisi pour disciple sans lui demander son avis. Devenu griot, il rencontrait l’hostilité, la haine sur la plupart des mondes qu’il visitait, il perdait peu à peu de sa densité, il errait dans la solitude, astre mort filant dans un espace sombre et glacial. Löte l’avait réchauffé, Löte lui avait offert la beauté du rapprochement, Löte l’avait irrigué de cette tendresse que ni Kaleh la soltane ni Jaïfe n’avaient eu le temps de lui prodiguer.

Des traits lumineux se déplaçaient à grande vitesse au-dessus de sa tête. Ils ne dispensaient aucun éclairage, incapables de vaincre les ténèbres. Leur aspect vaguement menaçant n’incita pas Seke à se relever. Il n’esquissa aucune réaction lorsqu’ils se posèrent sur son visage, son torse, son bassin et ses jambes. Des picotements coururent sur sa peau, puis des élancements, semblables à des brûlures. Il espéra que ces rayons étincelants venaient le délivrer d’une existence désormais sans saveur, de la prison morne de sa mémoire. Les brûlures se déplacèrent vers l’intérieur de son corps, de plus en plus profondément, traversant les muscles et les organes pour se loger dans les veines, dans les os, dans les nerfs. Bien que vive, la douleur restait supportable, l’impression était plutôt celle d’une perquisition, d’une occupation intime.

Alors seulement Seke se rendit compte qu’il reposait sur un sol souple, qu’il baignait dans une atmosphère matricielle, un cocon. Il ne décelait pour l’instant aucune présence, et pourtant il se sentait entouré, observé.

Les brûlures à l’intérieur de son corps se transformèrent en frémissements agréables qui se dirigèrent vers les extrémités de ses membres puis se retirèrent en l’abandonnant dans un état de bien-être étonnant. La nausée due au décalage entre la fulgurance des flots chaldriens et la compression dans l’espace et le temps s’était estompée. Les rayons lumineux filèrent à nouveau au-dessus de lui, moins brillants, moins véloces, comme chargés d’une partie de ses souffrances morales et physiques.

Quel âge pouvait avoir son enfant maintenant ? Trente, quarante, cinquante ans ? Vivait-il encore parmi les membres du Lien de Frater 2 ? Était-ce un homme ou une femme ? Est-ce qu’il lui ressemblait ? Comment Löte lui avait-elle parlé de son père, cet homme appartenant à la mythique confrérie des griots ? Comme d’un lâche ? Comme d’un homme perdu dans les mystères du temps ?

Les larmes de Seke coulèrent jusqu’à ce que d’autres rayons fassent leur apparition, d’une brillance tirant sur le rouge et le mauve. Ils se posèrent cette fois sur ses mains et sur ses pieds. Le griot ne bougea pas dans un premier temps, puis, la sensation de fourmillement devenant agaçante, il leva le bras et rapprocha son poignet de ses yeux. Il s’aperçut alors que les rayons, à la façon d’aiguilles autonomes dévidant leurs pelotes du néant, le revêtaient d’une matière semblable à une deuxième peau. La vitesse à laquelle ils œuvraient le sidéra : ils avaient déjà recouvert ses avant-bras jusqu’aux coudes et ses jambes jusqu’aux genoux. La matière, d’une fluidité étonnante, épousait ses formes sans restreindre sa liberté de mouvement ni provoquer la moindre gêne.

L’aspect mécanique et implacable de ce tissage provoqua en Seke un rejet, mais, repris presque aussitôt par le désespoir et le découragement, il n’offrit aucune résistance aux rayons qui lui habillaient les épaules et le bassin. Ils n’avaient pas besoin de lui écarter les bras et les jambes pour s’insinuer dans ses aisselles et ses aines ; pas besoin non plus de le retourner pour lui vêtir le dos et les fesses. De temps à autre ils émettaient des grésillements brefs, des soupirs musicaux.

Seke se demanda si Marmat Tchalé l’avait précédé sur ce monde ou bien si le temps était venu pour lui de suivre sa propre route. Son maître lui avait affirmé qu’ils resteraient ensemble jusqu’au prochain alignement chaldrien, jusqu’à ce que le disciple reçoive sa kharba et soit officiellement introduit dans le Cercle.

Qu’elle importance ? Personne ne pouvait pénétrer les intentions de la Chaldria. Puisqu’elle lui déniait le droit au bonheur, Seke refuserait dorénavant de se plier à ses exigences tyranniques et cruelles. Séparé de Löte depuis à peine quelques heures selon sa perception subjective du temps, il ressentait déjà l’obsession du manque, une béance intérieure qu’aucun chant ne parviendrait à combler.

Il resta allongé longtemps après que les rayons eurent achevé son « vêtement ». La matière lui recouvrait tout le corps hormis les mains, les pieds, la tête, et lui donnait l’impression d’être enserré dans un gant à l’incomparable douceur. L’obscurité perdant peu à peu de son opacité, il entrevit les surfaces verticales et claires de murs distants environ de dix pas et dépourvus d’ouvertures apparentes.

Il se leva presque malgré lui, gouverné par des réflexes organiques, la faim, la soif, le besoin de se dégourdir les jambes. Ses pieds s’enfoncèrent dans le sol d’une souplesse d’éponge ou de matelas. Comme il ne discernait pas de porte, il s’approcha de la surface verticale la plus proche, tendit la main pour la toucher, ne rencontra aucune résistance, passa d’abord le bras puis l’épaule, la traversa avec la même facilité qu’il aurait franchi un courant d’air.

Il se retrouva de l’autre côté dans un espace circulaire dont l’éclat l’aveugla. La lumière baissa d’intensité. Ambrée, elle s’engouffrait en colonnes obliques par de larges baies et dessinait, au centre de la pièce, un cercle étincelant au pourtour parfaitement délimité.

Seke ne remarqua pas d’autre ouverture que les quatre baies ogivales en haut des parois inclinées, juste en dessous du plafond en forme de dôme. Des vagues sombres occultaient par instants la clarté et rappelaient le passage de nuages dans un ciel clair. Il resta un moment indécis avant de se diriger vers le centre de la pièce. Le sol s’ouvrit sous ses pieds lorsqu’il pénétra dans le cercle de lumière. Il tomba à l’intérieur de ce qui lui sembla être un puits scintillant. Il tenta machinalement de se raccrocher, mais ses doigts glissèrent sur des parois concaves et lisses. Il allait se fracasser plusieurs dizaines de mètres en contrebas. Il se contracta dans l’attente du choc, puis il se résigna : la mort, oui, bien sûr, la mort avait le pouvoir de réparer les injustices de la Chaldria.

De le rendre à Löte.

Il ferma les yeux, presque impatient de passer dans l’autre monde. Sa course se ralentit, l’air se densifia sous son dos, sous ses épaules, sous sa nuque ; il évoluait dans un cylindre désormais privé de gravité. Les parois se transformèrent en cascades échevelées de lumière. Des sons étouffés résonnaient par instants, pareils à des soupirs, des pensées égarées.

Il atterrit sur ses jambes avec une légèreté de feuille morte. Le sol se mit en mouvement et l’entraîna vers les cascades lumineuses. Il s’attendit à ce que les particules étincelantes lui embrasent le visage et les mains, mais, contrairement aux rayons inquisiteurs du début de sa renaissance, elles ne dégageaient aucune chaleur.

De l’autre côté de cet étrange rideau, Seke se retrouva sur la scène d’une gigantesque salle dont les gradins et les balcons s’évanouissaient tout là-haut, dans les zones d’ombre. Un flot d’images et de sensations déferlèrent dans son esprit. D’autres salles, d’autres scènes, des mers de têtes émues ou figées...

La salle royale des concerts de la cour de Jezomine.

Le Cosmocant d’Agellon.

Des griots s’étaient jadis succédé sur cette scène. Les échos de leurs voix résonnaient encore dans le silence profond, l’air restait imprégné des émotions des spectateurs. Seke s’éclaircit la gorge. Le bruit, pourtant discret, s’amplifia et se prolongea avant de s’envoler vers les hauteurs. En dépit de ses dimensions titanesques, cette salle de concert avait des propriétés acoustiques exceptionnelles. Plus de quarante mille personnes pouvaient s’entasser sur les sièges habillés de housses rouges ou noires et dans les balcons aux balustrades ouvragées. Les spectateurs les plus éloignés entendaient sans doute aussi bien que ceux des premiers rangs.

Seke éprouva le besoin de cracher sa détresse et sa colère à la face de l’univers. Un hurlement monta de son ventre, jaillit de sa gorge, plana un long moment au-dessus de lui avant de s’évanouir dans le silence. Il déversa un torrent de sons rageurs et désordonnés qui finirent par s’agencer en phrases, former un récit, raconter l’histoire d’un petit faiseur de bruit recueilli par les skadjes du Mitwan, arraché à l’affection des seules personnes qui avaient irrigué son cœur et son corps asséchés.

L’histoire d’un enfant du Tout qu’une malédiction humaine condamnait à une errance et une solitude éternelles. L’histoire d’un père qui ne connaîtrait jamais son enfant, pas davantage que son propre père ne l’avait connu. Des mécanismes douloureux se répétant depuis la nuit des temps.

Les mots venaient comme lorsqu’il avait chanté devant les mutants d’Ez Kkez. Il n’y avait personne dans les travées ni sur les balcons, mais on l’écoutait, son cri résonnait par-delà les murs et le plafond de cette salle. Il se tenait des deux côtés de la scène, à la fois public et acteur. Il comprenait maintenant pourquoi les spectateurs ressentaient de telles émotions devant le chant du griot : les visiteurs célestes ne venaient pas seulement resserrer les liens entre les populations dispersées, ils distillaient l’essence humaine, ils consolidaient par le Verbe l’existence de l’homme dans l’univers. Et ceux qui les écoutaient se dépouillaient de leur intelligence, de leur mémoire, de leurs ambitions, de leurs certitudes, pour replonger dans leur âme nue.

Fascinée, Azel ne pouvait détacher son regard du chanteur. Sans doute était-il arrivé nu dans le chald. Le vêtement confectionné par les créatomes épousait les reliefs de son corps avec une telle précision qu’il ressemblait à une peau supplémentaire. Dès qu’ils apercevaient un homme ou une femme nus, les créatomes s’empressaient de le recouvrir de la tête aux pieds. Programmés avec la pudeur de ceux qui les avaient conçus – ils avaient reçu l’essentiel de leurs données sous l’ère des Ozargue, une période marquée par une moralité particulièrement rigide –, ils rencontraient de grandes difficultés à s’adapter aux évolutions de la société de Prior. La nudité ne scandalisait plus personne de nos jours. Les Ozanans avaient d’ailleurs vu tellement de choses au cours des siècles passés que pratiquement plus rien ne pouvait les choquer.

Azel avait demandé à son créatome personnel de tirer devant elle l’écran leurre. Dérobée aux regards, elle s’assit sans un bruit dans le fauteuil le plus proche. Elle n’était peut-être pas seule dans le Vox, le grand amphithéâtre dédié aux arts de la voix. Il lui semblait deviner, dans les travées et sur les balcons les plus proches, les mouvements imperceptibles d’autres spectateurs -mais elle avait constaté que, lorsqu’elle utilisait son écran leurre, elle se croyait toujours environnée d’une multitude de silhouettes furtives ; le proverbe ne disait-il pas que l’épieur s’imagine sans cesse épié ?

Un cri avait retenti quelques instants plus tôt, si violent qu’il lui avait perforé le ventre et réveillé en elle des sensations oubliées. Ses pas l’avaient aussitôt portée vers une porte médiane du Vox. Elle avait découvert, au milieu de la scène, un jeune homme qu’elle avait d’abord pris pour un fou avec ses cheveux emmêlés, ses yeux larmoyants et ses vociférations haineuses. Elle s’était demandé pourquoi les redresseurs n’intervenaient pas, pourquoi, surtout, ils n’étaient pas intervenus plus tôt, puis il s’était mis à chanter, d’abord avec maladresse, ensuite avec une émotion poignante.

En elle s’était ancrée la certitude qu’elle contemplait un griot, l’un de ces voyageurs légendaires qui surgissaient des abîmes du temps pour rendre visite aux peuples humains dispersés dans la Galaxie. Une idée qu’elle avait jugée absurde et rejetée avec virulence dans un premier temps : le mythe des griots ne recouvrait qu’une réalité symbolique selon le Conseil des Cinquante ; c’était une création de la conscience collective d’Ozane, un mythe forgé pour briser la sensation d’isolement engendrée par la Dispersion humaine.

« Pourquoi en ce cas avoir construit le Vox ? avait demandé Azel à son supérieur prior.

— Nous devons traiter les mythes avec la même importance que les lois, avait répondu son vénérable interlocuteur. Car les mythes, autant que les lois, sont les indispensables fondements des sociétés humaines. Le Vox est le monument de l’inconscient du peuple d’Ozane. En outre, il nous permet d’entendre les chanteurs, les musiciens et les poètes dans les meilleures conditions. As-tu jamais assisté à un concert de nos plus grandes voix ? »

Il n’ignorait pourtant pas qu’Azel n’avait jamais eu cet honneur. Les cinquante mille places du Vox étaient réservées aux différents ordres des Priors, les heureux détenteurs des joyaux de la nef. Il arrivait parfois qu’une famille priorane, en proie à de graves difficultés financières ou politiques, mette en vente son joyau, mais les candidats se montraient si nombreux, si acharnés, qu’il fallait déployer une férocité et une fortune hors du commun pour avoir une petite chance de récupérer le précieux sésame.

Azel avait essayé de contourner la difficulté en sollicitant un poste d’administratrice adjointe du Vox. Elle l’avait obtenu au bout de dix longues années d’études. Elle pouvait se promener à loisir dans les couloirs et la grande salle vide, mais elle n’avait pas reçu l’autorisation d’assister à un concert. Pas encore. Elle avait appris à aimer cette bâtisse dont l’ancienneté et le gigantisme préservaient la part de mystère. Construit quelques dizaines d’années après l’atterrissage de la nef des origines, d’une hauteur de six cents pas pour une largeur de mille, le Vox avait servi de point d’ancrage à Kaod, la capitale planétaire. La population avait connu une croissance galopante les premiers siècles, mais les cités mineures, les villages et les communautés agricoles étaient restés à portée de vue de l’énorme bâtisse érigée sur le mont Nidaë et visible à des lieues et des lieues de distance. Après l’expansion des créatomes, la démographie s’était stabilisée, les besoins fondamentaux avaient été satisfaits, et les Ozanans n’avaient pas exploré les autres territoires de leur monde d’adoption.

D’Ozane ils ne connaissaient donc qu’une part minime, une poignée d’images et de rapports expédiés par les instruments de surveillance. Les descendants des passagers de la nef, Priors et Minors, vivaient sur le plateau central d’un continent appelé Alt qui s’achevait à l’ouest par une faille profonde, large et longue de plusieurs milliers de pas. Sur l’autre bord commençait l’Onfre, un continent habillé d’une végétation sombre, inextricable, peuplé de créatures bizarres, hideuses et probablement féroces avec lesquelles il n’avait pas été possible de nouer la moindre relation. Environ dix mille lieues plus loin s’étendait le Tagne, un interminable marais nauséabond et putride bordant l’océan Gras qui occupait lui-même les deux tiers de la planète et contenait, comme son nom l’indiquait, une substance épaisse, noire et visqueuse. On disait du Gras qu’il se déversait en vagues lentes dans les fosses orientales de l’Ait. Les instruments de surveillance avaient détecté des traces de vie sur les archipels et les îles de plus ou moins grande importance, mais, là non plus, on n’avait trouvé ni la volonté ni les moyens d’entrer en contact avec elles.

Le plateau central de l’Ait était probablement le seul continent d’Ozane propice au développement de l’humanité. Même si la saison des pluies ne durait qu’une trentaine de jours, les sous-sols renfermaient d’immenses nappes phréatiques d’une eau fraîche et pure. Quant au problème de la nourriture, on l’avait résolu avec les créatomes, qui fabriquaient les molécules indispensables au bon fonctionnement de l’organisme. Ainsi les Ozanans n’avaient pas à cultiver des terres dont la sécheresse et l’acidité entraînaient des rendements médiocres, voire nuls.

L’envie avait taraudé Azel de visiter son monde à l’orée de son adolescence, de s’aventurer sur ces horizons qu’elle devinait vastes et fascinants, mais, comme la plupart des hommes et des femmes de son peuple, elle n’avait pas quitté l’enceinte de Kaod, l’ancienne et légendaire Archaod, effrayée à l’idée de s’éloigner de la masse rassurante du Vox. Sans doute avait-elle eu peur aussi de rater l’improbable passage d’un griot ? À l’âge respectable de trois cent soixante-douze ans, en dépit du contrôle permanent de son créatome, elle n’avait jamais renoncé à ses rêves de petite fille, elle n’avait jamais cessé de croire à l’existence des voyageurs célestes.

Les larmes brûlantes jaillissaient d’une zone oubliée et roulaient sur ses joues. Pas de doute : elle assistait en ce moment même au récital d’un griot. Son apparence physique, différente de celle des hommes priorans et minorans d’Ozane, la confortait dans l’idée qu’il venait d’un autre monde. Elle comprenait les paroles de son chant malgré un accent prononcé et des expressions inusuelles. Il racontait les malheurs d’un homme ballotté de monde en monde par une volonté supérieure, en proie à des sentiments et des émotions que les Ozanans avaient depuis bien longtemps rayés de leurs préoccupations. A la fin de l’ère des Ozargue, le Conseil des Cinquante avait en effet décrété que les hommes, souffrant depuis trop longtemps de leurs passions, devaient désormais apprendre à contenir les débordements émotionnels.

Le jeune homme, lui, s’épanchait sans aucune retenue, inondant de sa tristesse les travées et les balcons du Vox. Quel âge pouvait-il avoir ? Les mythes disaient que les griots n’étaient pas soumis aux mêmes lois spatio-temporelles que les peuples humains disséminés dans la Galaxie. Il avait la fougue de la jeunesse et il paraissait plus âgé que le premier des Priors ; l’éclat tragique de ses yeux clairs, peut-être.

Le regard d’Azel erra à nouveau sur l’amphithéâtre désert, à l’affût de mouvements caractéristiques d’écrans leurres dans les zones d’ombre. Elle n’en repéra pas. Elle eut du mal à croire qu’elle était seule dans le Vox. Le cri du griot aurait dû alerter les nombreux Priors des ordres inférieurs et Minors présents dans les bureaux et les salles annexes. Des frémissements parcoururent son cerveau et ses yeux. Son créatome interpréta ses larmes comme un dérèglement physiologique et entama son travail correcteur. Pourtant accoutumée à ses interventions réparatrices, elle en conçut une irritation sourde qu’elle ne se souvenait pas avoir un jour ressentie.

Le jeune homme cessa de chanter et resta prostré au milieu de la scène pendant qu’un silence assourdissant retombait sur le Vox. Azel attendit quelques instants avant de révéler sa présence. Un réflexe de Minor : un Prior se tenait peut-être dans les parages, également dissimulé par un écran leurre. S’il se manifestait, la règle voulait qu’elle lui abandonne l’initiative. Agir avec précipitation aurait pu lui valoir des ennuis. Des Minors de ses amis avaient subi de lourdes peines pour avoir, volontairement ou non, violé la loi prioritaire. On les avait privés de leurs droits originels, bannis ou condamnés au vieillissement prématuré.

Aucun bruit, aucun mouvement ne troublèrent la pénombre silencieuse du Vox. Azel en fut soulagée : elle était la seule à avoir entendu le chant du griot, un privilège bien supérieur aux prérogatives séculaires des Priors. Elle serait celle qui annoncerait à son peuple la visite d’un voyageur céleste, qui rétablirait la vérité sur les griots, qui révélerait l’aveuglement et la vanité du Conseil des Cinquante.

Elle ordonna à son créatome d’effacer son écran leurre. Elle regretta d’avoir passé à l’aube sa robe grise ordinaire, de ne pas avoir pris le temps de se maquiller, d’arranger ses longs cheveux bruns. Elle se leva de son siège et s’engagea dans l’allée qui descendait vers les travées des premiers rangs.

Perdu dans ses pensées, le jeune homme releva la tête lorsqu’elle arriva au pied de la scène. La présence d’Azel ne parut pas le surprendre. Elle présuma qu’il l’avait repérée depuis le début malgré son camouflage. Une poignée de molécules mimétiques ne suffisaient sûrement pas à tromper le regard d’un griot. Les légendes leur prêtaient des dons surnaturels.

« Votre chant m’a ravie », bredouilla-t-elle.

Elle se mordit aussitôt les lèvres, consciente de la banalité, de la stupidité de ses paroles. Un Prior aurait su trouver les mots pour accueillir le voyageur céleste avec toute la solennité requise. Elle n’avait pas l’habitude des règles protocolaires, confinée la plupart du temps dans des tâches subalternes. Le jeune homme l’observa pendant quelques instants avant de demander :

« Sur quel monde sommes-nous ? »

Sa question confirma Azel dans l’idée qu’elle n’avait pas lancé la conversation sur de bonnes bases.

« Veuillez me pardonner, je manque à tous mes devoirs. Je vous souhaite la bienvenue sur Ozane, troisième planète du système de Nor. Mon nom est Azel. » Elle désigna le bâtiment d’un ample geste du bras : « Je suis chargée de l’administration et de l’entretien du Vox. Je... je ne suis qu’une Minor, mais votre cri m’a alertée, et je n’ai pas eu le temps de prévenir les Priors. Vous... vous êtes un griot ? »

Elle se raidit dans l’attente de la réponse, assaillie par la peur soudaine d’avoir été le jouet de son imagination. Il pinça entre le pouce et l’index la deuxième peau qui lui servait de vêtement.

« Je suis Seke, du Cercle des griots. Votre monde a l’habitude de recevoir les visiteurs avec ces drôles de rayons tisserands ? »

Bien qu’il parlât un ozanan parfait et qu’il articulât avec une lenteur et une exagération presque cocasses, Azel ne comprit pas ce qu’il tentait de lui signifier. Il précisa, devant la moue perplexe de la Minor :

« Je me suis réveillé dans une pièce tout en haut de cette construction. Des rayons brillants se sont dirigés vers moi et m’ont traversé la peau. J’ai eu l’impression qu’ils m’examinaient et qu’ils...

— Ah oui, les chaînes moléculaires ! s’exclama Azel. Les créatomes analysent les cellules pour maintenir les équilibres de la physiologie. Et les autres, ceux qui vous ont confectionné votre vêtement, sont les fabricants. Vous... vous êtes sûrement arrivé nu dans le chald. Ils ont estimé que votre corps devait être protégé de la température ambiante. Et des regards outrés. »

Le griot s’approcha du bord de la scène. Ses cheveux bruns encadraient un visage à la fois délicat et volontaire. Ses yeux clairs, rougis et gonflés par les larmes, se posèrent sur Azel avec la légèreté de xabins, les insectes rouges du plateau central de l’Ait. Troublée par l’énergie et la puissance animales qui se dégageaient de lui, la Minor fut incapable de soutenir son regard.

« Vous voulez dire que ces rayons sont intelligents ? » Azel marqua un nouveau temps d’hésitation. Les créatomes étaient doués d’une certaine autonomie (agaçante parfois...) mais on ne pouvait parler à leur propos d’intelligence, une qualité qui s’appliquait aux seuls êtres humains selon les docteurs de la Loi. Ils occupaient cependant une place de plus en plus importante dans la vie du peuple ozanan. L’alimentation, la santé, l’entretien de la cité et des systèmes de transport relevaient désormais de leur seule responsabilité.

« Intelligent n’est pas le mot, finit par répondre Azel, reprenant à son compte les arguments officiels. Disons qu’ils traitent la quasi-totalité de nos problèmes pratiques. Ils sont constitués de chaînes de molécules indépendantes, des combinaisons différentes selon leurs fonctions. Ils se perfectionnent sans cesse, au point qu’ils prennent parfois des initiatives... malheureuses. »

Le griot s’absorba quelques instants dans la contemplation soutenue d’un balcon.

« Avez-vous reçu la visite d’un autre griot récemment ? Un homme à la peau noire et à la barbe blanche... »

Azel eut un sourire navré.

« Cela fait tellement de temps que nous ne les avons pas entendus que la plupart d’entre nous ont cessé de croire à l’existence des voyageurs célestes.

— Des membres de la Confrérie sont pourtant venus dans cette salle. Le silence résonne encore de leurs chants.

— Nous... Je ne suis pas capable de les percevoir. »

Azel se sentit soudain dépassée par l’ampleur de l’événement. Il aurait certainement fallu au griot un interlocuteur qualifié, un expert en mythes de la Dispersion, par exemple, ou encore un délégué du Conseil des Cinquante. Prise de panique, elle faillit tourner les talons et planter là le visiteur céleste. Elle reprit empire sur elle-même : en tant que représentante du peuple ozanan, elle devait se montrer digne de l’honneur qui lui était échu.

« Suivez-moi. Nous allons prévenir le Conseil des Cinquante de votre venue. »

Il se pencha vers elle.

« J’ai la très nette impression que nous ne sommes pas seuls dans cette salle, chuchota-t-il. Je perçois des sons de formes. »

Azel inspecta une nouvelle fois les travées et les balcons du regard. Elle ne distingua aucun mouvement dans les allées, ni dans les travées, ni entre les balustrades.

« Qu’appelez-vous les sons des formes ? »

Il sauta de la scène sans lui répondre. Plus impressionnant qu’elle ne l’avait cru, il la dominait de deux bonnes têtes. Ses muscles déliés se dessinaient sous la deuxième peau tissée par les créatomes. Malgré son allure virile, l’enfance affleurait encore son visage émacié.

L’envie saugrenue traversa Azel de le serrer dans ses bras, de le bercer. Jamais elle n’avait éprouvé un sentiment de cette nature pour les hommes de son peuple. Elle jugea stupide et probablement illégal ce débordement émotionnel : les mythes présentaient les griots comme des protecteurs, comme des demi-dieux, non comme des êtres en quête de consolation.

« Nous les humains, nous faisons bien trop de raffut pour être à l’écoute du chœur des formes, reprit le visiteur après être resté un moment à l’écoute du silence.

— Du... raffut ?

— Je parle du vacarme de nos âmes. Du vacarme de nos cœurs.

— Vous chanterez encore ? »

Il haussa les épaules.

« Emmenez-moi devant les responsables de votre monde. J’aviserai ensuite. »

Le cœur battant, Azel précéda le visiteur dans le long couloir rectiligne qui traversait les constructions annexes du Vox et se jetait dans le cœur historique de Kaod. Elle se retourna à plusieurs reprises, croyant entendre des glissements derrière elle. Etaient-ce ces bruits à la fois discrets et menaçants que le griot appelait les sons de formes ?